Migrations climatiques
Mon jardin a changé, il s'est
désertifié.
En quelques années, environ quinze
ans, ses habitants, qui semblaient plus permanents que nous mêmes
(des générations qui se sont succédé peut-être depuis Jeanne
d'Arc) se sont raréfiés, puis, ont disparu.
Des nids d'hirondelles sont encore
attachés aux poutres de l'entrée, et sous un auvent :
nombreux, poussiéreux, faits d'une boue durcie par les siècles. Ils
étaient habités par un peuple agité, bavard, renouvelé
chaque année par une nichée qui pullulait sous la voûte. Quand le
soir tombait, ils piquaient sur l'herbe du jardin, en rase mottes,
pour gober au passage des insectes qui formaient un nuage impalpable.
Mais ces insectes ont disparu entre
temps. Si les hirondelles revenaient habiter la maison, elles
seraient privées de cette pitance jadis abondante, réduites à
aller prospecter ailleurs, ce qu'elles ont bien dû faire. Leur
migration vers chez nous et retour a fait place à l'absence, au
silence.
Un temps, les buissons étaient comme
un tourbillon, bruissant, étincelant au soleil. Un lierre épais
couvre l'escalier de la cave et des abeilles d'une couleur pâle,
comme blanches, y butinent, ainsi que sur un romarin exubérant. Un
été de canicule, ces insectes ont laissé leur place à des
insectes plus gros et d'une couleur orangée bien suspecte, comme si
c'étaient des envahisseurs venus de loin. Leur nid se trouvait dans
des cavités du mur extérieur, et ce n'était pas une ruche. Depuis
lors, les abeilles blanches se font rares, et de même les gros
bourdons noirs qui peuplaient les roses trémières semblent comme
absents, errant en petit nombre sur des fleurs devenues plus
rachitiques, naines.
Les insectes sont décimés par les
insecticides empoisonnés, non par une vague de chaleur, selon l'aveu
même de notre voisin apiculteur, qui perd la moitié de ses ruches.
Il s'est jadis empoisonné lui-même en aspergeant des plantations,
comme bien d'autres qui en sont revenus, mais le mal est fait.
Ces espaces dégagés par le génocide
de la faune minuscule ne se libèrent pas pour de nouvelles
migrations, faute d'offrir à de nouveaux arrivants assez d'aliments.
De même, les mers privées des ressources en poissons et autres
faunes aquatiques ne se remplissent que de déchets inertes et
asphyxiants, comme ce continent de soupe plastique qui a envahi le
Pacifique sur une surface égale à l'Europe.
Par contre, les populations humaines
croissent et se multiplient comme jamais, entraînant ces dégâts
par leur demande de consommation sans cesse amplifiée. Un pillage
des animaux qu'on croyait éternels et bien plus anciens que l'homme
vient nourrir ces milliards d'appétits voraces, et si un équilibre
finit par se rétablir, ce sera parce que tous ces hommes auront
gaspillé ce capital millénaire et se retrouveront démunis, gagnés
par une famine à l'échelle des destructions qu'ils auront causées
pour faire durer peu de générations, et sans lendemain. La perte de
l'homme ouvrirait alors la porte à un repeuplement généralisé,
qui n'accepterait de nouveaux hommes que si leurs mœurs diffèrent
des nôtres.
Cet appétit vorace et le nombre de
ceux qui l'éprouvent ont mis à sac des ressources pérennes, ce qui
n'arrivait pas lorsque les goinfres, comme le Trimalcion du festin
raconté par Pétrone, étaient une « élite » rare, une
poignée de débauchés par ailleurs controversés pour leur hybris.
Que ces mœurs effrénées gagnent la planète, qu'on fasse de « la
croissance » des ressources exploitables une norme universelle,
et c'en est fini de la pérennité de notre propre espèce. Le
scénario d'une disparition des hommes est étrange, déjà visible
dans des cas spéciaux : on a observé dans la zone désertée
autour de Tchernobyl la réapparition d'une jungle, toutes les
espèces sauvages anciennes semblent revenues du Moyen âge pour
repeupler les espaces libérés par force par les populations
ukrainiennes. Souffrant de malformations génétiques, elles
pullulent tout de même, elles succèdent aux hommes sur des terres
dévastées.
Merci au défunt Agefi Bliss d'avoir publié ces élucubrations mélancoliques